Tribune : BLANQUER, UN IDÉOLOGUE LIBÉRAL AU MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION

 

L’ère de Jean-Michel Blan-quer pourrait être celle d’un recentrage idéologique du combat syndical dans l’Éducation nationale au-delà des seules revendications sur les moyens et les conditions de travail. Concernant la ter-ritorialisation de l’École et l’autonomie des établisse-ments, nous savons que le ministre Blanquer souhaite enfoncer le clou en allant plus vite et plus loin en as-sumant ses choix.
Il est un autre domaine pour lequel le ministre est à visage découvert, c’est celui de la pédagogie, du sens même de l’École. Tout un tas d’organisations ras-semblant des capitalistes et leurs idéologues les plus ultralibéraux, l’accompagnent. On peut ci-ter "Agir pour l’École", fondée par le groupe AXA, investie de missions contre l’illettrisme dans plusieurs académies, "Éclore", qui vul-garise le pape des neuro-sciences, Stanislas Dehaene, sur fond de "méthode Mon-tessori", laquelle aurait obtenu la possibilité de mettre en place des proto-coles expérimentaux en maternelle, et enfin le cé-lèbre Institut Montaigne, cœur de la réflexion idéolo-gique des tenants de la "concurrence libre et non faussée".
Quel est l’objet du débat qui nous oppose à ces idéo-logues ? Pour le cerner, nous allons piocher dans les œuvres de la principale "missa dominica" de ce cou-rant réactionnaire, la célèbre Céline Alvarez. On y apprend que "le cerveau, qui ne sait pas faire deux choses à la fois, n’a jamais deux ob-jectifs à réaliser ou deux éléments nouveaux à retenir en même temps", et que "lorsque la connaissance est acquise, une autre peut être travaillée".
Ainsi, le cerveau ne saurait faire qu’une chose à la fois : c’est le résumé de la thèse scientiste portée par Stani-slas Dehaene. Observations du cerveau des enfants grâce à des IRM et tests cognitivistes à l’appui, les neuro-scientifiques et leurs amis idéologues nous affir-ment : "voilà la vérité, mettez-vous à genoux". Il suffirait de trouver la bonne méthode, scien-tifique et même mathématique, pour stimuler le bon neurone, ce-lui de la lecture, par exemple.
Quelle blague ! Comme par hasard, toutes ces bonnes gens, qui veulent soi-disant sauver les élèves en difficul-té, se sont bien gardées de toute expérience pédago-gique, pire, de tout contact avec des pédagogues. En ef-fet, c’est une science qu’ils-elles nient et ignorent ou qu’ils-elles recouvrent de leur mépris. Quant à fré-quenter les auteurs, de Rousseau à Wallon, qui ont écrit sur le développement de l’enfant, il n’en est pas question. Et pourtant, ils-elles découvriraient que le développement de l’enfant est avant tout collectif, que son cerveau y est sollicité pour de multiples tâches et que la complexité et la multiplicité ne sont pas, en soi, un obstacle.
À lire Céline Alvarez, on s’aperçoit que tout cela (une connaissance à la fois) nous rapproche dangereusement du vieux mot d’ordre incul-qué par la bourgeoisie : aller du plus simple vers le plus compliqué. Or, malheureu-sement pour eux-elles, ce n’est pas ainsi que cela se passe. Le mot d’ordre "du plus simple au plus com-plexe" est celui de celles et ceux qui se sentent investi-es de la mission de trans-mettre, de celles et ceux qui "savent" au contraire des ignorant-es.
Comme le dit Isabelle Sten-gers, "jamais un savoir intéressant n’a dé-libérément commencé par le "simple" mais par le "perti-nent"".
Reste à regarder ce que peut apporter le bref passage de Céline Alvarez dans l’Éduca-tion nationale sous le haut patronage de "Agir pour l’École" et de quelques élu-es locaux-ales. Les résultats de son expéri-mentation ont été évalués par l’association payeuse. Depuis leur terme en 2014, les tests effectués n’ont fait l’objet d’aucune publication dans une revue scientifique. Nous basant sur la connaissance et le suivi de ses élèves-test, nous pouvons dire que, contrairement, à ce qui se dit urbi et orbi, Céline Alvarez n’a appris à lire à personne. Et ce, pour deux raisons.
D’abord parce que nombre des élèves qui ont eu affaire à elle, ne comprenaient goutte aux textes auxquels ils-elles étaient confronté-es dans les mois qui ont suivi. Normal, quand on pense que lire signifie déchiffrer, tra-duire de l’écrit en oral et non pas comprendre un message écrit ! C’est si-gnificatif de la glissade idéologique que nous connaissons : quand la pré-cédente ministre peut faire écrire dans ses programmes "lire et comprendre", on sent bien que la réaction a emporté le morceau. Au-jourd’hui, pour tout un chacun, apprendre à lire ne peut passer que par ânonner des sons les uns à la suite des autres, alors que lire est une activité de l’œil.
Ensuite, évidemment, les neuroscientistes dans leurs labos ne peuvent le savoir, eux-elles qui n’ont jamais vu un élève en situation d’ap-prentissage, parce que per-sonne n’apprend à lire à personne. Apprendre à lire, est-ce transmettre un bâ-ton ? Est-ce lancer un cube que le gamin rattrape ? Ce sont les fantasmes répandus par celles et ceux qui nous abreu-vent avec la soi-disant "transmission des savoirs".
Chaque enfant attrape ce qu’il peut, dans la confronta-tion à l’adulte, aux autres enfants, il construit ses sa-voirs, avec les autres, il n’at-trape pas une balle en revers comme un joueur de tennis. La seule chose que peut faire l’École et, elle le fait, hélas, si souvent, c’est empêcher un enfant de s’approprier la lecture, mais pas la lui donner sur un dais de satin avec une couronne d’or.
L’œuvre des idéologues libé-raux, c’est aussi la médicali-sation de l’échec scolaire. Ils-elles surfent sur le discours dominant qui ne parle que de handicap, quitte à en inventer ou exagérer certains (la galaxie des "dys"). L’échec scolaire est avant tout social, parce que l’École reproduit ou aggrave les différences so-ciales. Ce simple constat met en cause évidemment l’insti-tution, de ceux-celles qui l’ont créée à ceux-celles qui la conduisent au-jourd’hui. C’est l’École qui trie, qui sépare, qui élimine.
Pour masquer cette vérité qui peut nuire à l’image de la société capitaliste, tout un processus a été mis en place depuis des décennies pour déplacer les responsabilités de l’échec scolaire. Gageons que Blanquer et ses ami-es scientistes vont aggraver l’individualisation pour mieux pouvoir trouver une réponse pseudo scientifique…
Aujourd’hui, plus que jamais, combattre la politique de Blanquer ne peut signifier autre chose que de se coltiner le combat contre les scientistes. Je milite pour que la CGT Éduc’action dise que le cerveau est multi-fonctionnel dans l’apprentissage, que les enfants n’attendent pas d’avoir terminé un apprentissage pour passer à un autre, qu’ils-elles ne commencent pas par le plus simple, mais par ce qui les attire le plus, qu’ils-elles n’ont pas toutes et tous la même manière de faire et qu’ils se développent socialement, non pas isolé-es dans un laboratoire, comme le veulent les théories scientistes. Je milite pour qu’elle se mouille pour Wallon contre Dehaene. Elle va devoir défendre la pédagogie comme science humaine, dans une conception dialectique et non hermétique de la science. Elle va devoir dire que, si c’est pour y faire de l’alphabétisation et non une familiarisation aux textes pour aider à construire son par-cours de lecteur-trice, même à 12 ou à 10, les CP Blanquer en REP+ ne permettront pas que notre pays compte plus de lecteur-trices et moins d’élèves en difficulté. Bref, elle va devoir dire que les moyens ne règlent pas tout.
Un vaste programme, qui ne manque pas d’intérêt.

Jean GRIMAL